Au cours des 2 décennies où j’ai pratiqué la médecine dans un service des urgences,
j’ai vu plusieurs patients qui ont voulu attenter à leurs jours en prenant une surdose
de médicaments. La plupart de ces tentatives me semblaient impulsives et témoignaient
d’une piètre compréhension du risque létal associé aux médicaments ingérés. Lorsque
j’ai moi-même perdu le contrôle de mes propres pensées suicidaires, je me suis retrouvé
à utiliser mes connaissances médicales pour calculer une dose létale.
Pendant ma résidence, j’étais fier de pouvoir gérer mon stress, mais quand j’ai décroché
un poste dans un grand hôpital universitaire, j’ai eu de la difficulté à suivre la
cadence et je me suis mis à douter de mes connaissances et de mes compétences comparativement
à mes collègues. Mon incapacité de composer avec cette insécurité a été le point de
départ d’une lente descente aux enfers qui allait profondément affecter ma vie et
celle de mes proches.
Mon père a un nom pour le stade de la carrière qui suit la résidence, c’est la « période
chargée ». Je comprends maintenant que beaucoup de médecins ressentent ce que j’ai
ressenti pendant cette pé riode caractérisée par une liste infinie de responsabilités
professionnelles (fréquence accrue des quarts, recherche et enseignement) et familiales
(naissances successives, carrière de la conjointe) et par un souci constant d’excellence.
Les exigences du complexe clinique universitaire–organisationnel sont sans fin et
j’ai commencé à étouffer sous la pression pour parfaire mes habiletés cliniques sans
négliger tout l’aspect administratif de la santé numérique, et pour appuyer la carrière
universitaire naissante de mon épouse, sur fond de tendinite chronique développée
en dactylographiant moi-même ma thèse et en portant nos bébés costauds.
Contrairement à aujourd’hui, à la fin des années 1990 la formation ne parlait pour
ainsi dire pas de bien-être et de résilience. Aucun de mes collègues ou mentors, et
j’en ai connu d’excellents, ne me parlait de l’importance de prendre soin de moi.
La seule habileté que j’ai acquise pour faire face au stress croissant a été le déni.
Mais vers la fin de la trentaine, les choses se sont détériorées jusqu’à l’épuisement
professionnel, avec des symptômes allant des troubles du sommeil, à l’irritabilité,
en passant par la baisse de concentration et l’absence d’empathie pour mes patients.
Mon projet de résidence portait sur la façon de prendre soin des familles qui accompagnent
un être cher aux urgences pour un problème de santé gravissime; mais, peu à peu, j’ai
réalisé que je faisais tout pour éviter les conversations comportant la moindre charge
émotive. Un jour, j’ai éclaté en sanglots en annonçant à une personne que 3 membres
de sa famille étaient décédés dans un accident. Je crois qu’il est normal d’être ému
dans de telles circonstances, mais de plus en plus, mes émotions à fleur de peau interféraient
avec mon rôle de médecin.
Je n’avais plus envie d’aller travailler. Je souffrais d’insomnie la veille ou je
restais assis dans l’auto de longues minutes avant un quart de travail pour trouver
l’énergie nécessaire. J’ai commencé à avoir des crises d’anxiété de plus en plus fréquentes
et graves. Quand j’y repense, j’ai du mal à croire que j’allais encore travailler
dans un tel état. Mais il m’est arrivé de prendre des congés stratégiques et d’autres
prenaient la relève, en fonçant, tête baissée.
Ma femme a été d’une grande aide, mais elle ne savait plus quoi faire pour me convaincre
d’aller chercher de l’aide. Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine
(ISRS) ont apaisé mes crises d’anxiété, mais me clouaient au lit pendant des jours
avec des maux de tête, des nausées et une dysfonction urinaire et sexuelle difficiles
à surmonter. Stabilisé avec le bupropion, je me suis senti moins anxieux, mais léthargique.
Quand je ne le prenais pas, le petit « hamster » se remettait à tourner dans ma tête
et m’enferrait dans des pensées incessantes de dénigrement, d’autocritique et de dépréciation
extrêmement dévalorisantes. Je prenais mes antidépresseurs de façon irrégulière pour
tenter de réduire leurs effets indésirables, tandis que mes sentiments de frustration
et de dévalorisation s’amplifiaient.
Éventuellement, j’ai internalisé la pensée que ma femme et mes 3 enfants seraient
tout simplement mieux sans moi. J’avais l’impression que ce cycle d’apathie, de désespoir,
d’anxiété, ce sentiment d’incompétence et de dévalorisation étaient enracinés et mes
pensées suicidaires ont commencé à prendre la forme d’un plan. Ma pharmacie était
pleine de flacons : bupropion, 2 ISRS, zopiclone, oxycodone suite à une opération
au poignet, ibuprofène, acétaminophène (tous prometteurs) et un inhalateur de salbutamol
(inutile). Aucun ne pouvait à lui seul être létal, mais j’étais assez persuadé qu’en
calculant bien les doses, si j’y croyais vraiment, je risquais peu de survivre en
les prenant tous. Éventuellement, j’ai commencé à mettre au point mes doses et à penser
calmement à la logistique.
À la fin, c’est en imaginant qu’un de mes enfants me découvre inanimé sur le plancher
que j’ai renoncé à mon plan. Une partie de moi qui était encore logique a reconnu
que découvrir son parent décédé traumatiserait une petite personne. Après quelques
hésitations, j’ai appelé ma femme.
Elle m’a réconforté alors que je pleurais à chaudes larmes en essayant de lui expliquer
le cours de mes pensées, mon sentiment d’inutilité, ma honte. Elle m’a servi un genre
d’ultimatum : rends-toi au service des urgences tout de suite ou appelle le programme
de soutien pour les médecins et les familles (PFSP pour Physician and Family Support
Program). Mais là, le simple fait d’imaginer un collègue me voir dans cet état était
humiliant, j’ai donc fait appel au PFSP. Les médecins albertains sont très chanceux
(et ceux de certaines autres provinces aussi) d’avoir accès à un programme de soutien
par les pairs. Malgré ma nervosité, j’ai très rapidement pu parler à un médecin qui
a garanti ma sécurité et m’a rapidement trouvé une consultation avec l’accord de mon
médecin de famille. Avec un suivi étroit et quelques semaines de congé, mais de vrai
congé cette fois, mes symptômes se sont finalement estompés.
L’épuisement professionnel chez les médecins a plusieurs causes, notamment la détresse
à l’idée de ne pas fournir les meilleurs soins possibles, l’absence de collégialité
au sein des spécialités médicales et entre elles, le souci quant à la rémunération
équitable, l’accord avec la direction médicale, la quantité et le rythme de travail,
le respect des règles et les dossiers médicaux électroniques1.
On insiste de plus en plus sur le bienêtre des médecins, mais tous ces facteurs restent
difficiles à éliminer. Et, c’est sans compter le chaos causé par la pandémie de COVID-19,
les menaces de retrait de financement du programme PFSP par le gouvernement albertain
et les tensions croissantes entre notre association médicale et ce dernier.
Dans certains cercles, on commence à parler de surcharge liée au bien-être, c’est-à-dire
que certains, en plus de se sentir « brûlés » (y compris moi-même) se sentent coupables
de ne pas assister à tous les séminaires ou aux plus récentes activités concernant
le bien-être. Paradoxalement, ceux qui pourraient en bénéficier sont souvent trop
occupés pour y participer ou n’ont pas l’état d’esprit pour en profiter. J’espère
que nous pouvons avoir de l’empathie pour les collègues qui ont des sautes d’humeur
imprévisibles, qui reçoivent des plaintes ou ont un quelconque comportement perturbateur,
tout en reconnaissant que le manque de collégialité est indéniablement une cause importante
de stress et d’épuisement et doit être géré adéquatement par les directions médicales.
Après avoir reçu beaucoup d’aide, mûrement réfléchi et pratiqué l’autocompassion,
je ne prends plus de médicaments et je me considère en rémission, et non pas guéri
de ma maladie. Mon petit « hamster » est toujours prêt à se lancer dans un train de
pensées négatives et mélancoliques. Je vais avoir 50 ans et je me demande ce que cet
homme de 50 ans dirait à celui que j’ai été jadis s’il avait la possibilité de le
faire. Quelles leçons ai-je apprises?
J’encouragerais clairement ce jeune moi-même à se préparer une trousse de maintien
de la santé en mettant l’accent sur l’hygiène du sommeil, l’exercice physique, une
saine alimentation et surtout, la santé mentale, y compris la méditation. Des livres
comme Why We Sleep, d’Andrew Walker2, rappellent les malheureuses conséquences d’un
piètre sommeil sur la santé physique et mentale et suggère des stratégies pour l’améliorer.
Dès mes études postsecondaires, mes collègues auraient probablement juré que je ne
serais jamais du type à faire de la méditation ou du yoga, or, la méditation nous
donne d’importantes leçons pour gérer le stress et l’anxiété et je n’exagère pas en
affirmant qu’elle a clairement amélioré ma vie. Des applications mobiles comme Waking
Up ou Headspace facilitent l’apprentissage de la méditation, et la gestion des pensées
et des émotions est maintenant un pilier fondamental de mes soins.
Oui, il arrive dans la vie qu’on se sente désespéré, mais on peut sortir de la dépression
et chasser les idées noires en adoptant un regard neuf et frais sur la vie. Cela repose
en partie sur la création d’un réseau de soutien. Ma femme et mes enfants sont, au
propre comme au figuré, ma raison de vivre et même si j’ai du mal encore à accueillir
leur amour, je me sens privilégié de bénéficier du soutien de parents, d’amis, d’une
famille élargie et de recevoir de l’aide de services professionnels du PFSP. Je reconnais
qu’on peut douter de soi et que cela est même parfois sain, entre autres lorsqu’il
est question de formation professionnelle continue.
En terminant, je dirais à ce jeune moimême que le travail est important, mais qu’on
n’est qu’un rouage dans cette immense machine qu’est le système de santé. Une fois
internalisé, ce fait a été libérateur et m’a donné la permission de me prioriser et
de prioriser mon bien-être. Au bout du compte, si vous mourez demain, votre employeur
vous remplacera, mais vos proches ne pourront jamais faire de même.